autres

vendredi 22 septembre 2023

Paradis @ Mk2 Beaubourg

 

L’enthousiasme de Galilée, découvrant la possibilité de calculer la chute des corps mathématiquement grâce à la transformation de tous les anciens mouvements de la phusis antique en un seul mouvement de points sans prédécesseurs et sans voisin, se retrouve aujourd’hui, mais à l’inverse, dans les découvertes des biologistes, aussi enthousiasmés de découvrir à quel point les corps ne sont pas séparés les uns des autres, mais entrelacés avec leurs prédécesseurs et leurs voisins (Bapteste, 2018 ; Gilbert et Epel, 2015).

Bruno Latour, « Ce cheval ne tient plus dans le cadre » ou les nouveaux avatars de l’analogisme, in. Au seuil de la forêt, Tautem, 2019

 

De Paradis, jamais, perdu. Un cinéma au réel, en Sibérie. S’ouvre sur la glace et la neige, sur l’Épinal, ce qui en chacun est de ces espaces lointains, perdus, sauvages. Et de sauvage effectivement ils ont cela qu’ils sont peu habités, que d’action d’homme ils n’en subissent que peu. Pour autant, et se manifeste l’impossible virginité ou sauvagerie, indépendance, d’une quelconque part de cette planète : ils en pâtissent. De là, le film. L’espace est vaste, sporadiquement habité. Suffisamment pour que des enfants naissent, que des spectacles se montent, des mythes se transmettent. Suffisamment pour que, lorsque le feu gronde, des larmes brillent dans les yeux.

Shologon est un village, l’unité de lieu de Paradis(e). Shologon est tangible, régi. Mais Shologon est trop petit, dans une région trop abandonnée, pour que l’on y fasse la guerre au feu. Shologon, seul alors, sort de la modernité, sort de la tradition, et Shologon se meut. Alexander Abaturov, qui fait le film, au sens où il l’écrit, le réalise, le porte et l’accouche, a d’abord été journaliste. C’est important parce que c’est ce que le film dit. Il dit qu’il connait Susan Sonntag qui a écrit Regarding the pain of others, qu’il connaît la sensation et qu’il voudrait la retrouver. Il montre qu’il sait l’image de l’incendie dans les médias est un aveuglement : masse indistincte et hystérique de flammes. Le feu, sa violence, son intensité, sa luminosité, sa sauvagerie – oui. Sauvage serait alors ce qui est autre, ce qui est loin, ce que je regarde avec terreur, avec fascination. Oui, avec désir. Oui, sidéré, ou aveuglé. Shologon a la télé, a le téléphone, a le drone. Shologon a aussi la fumée. Shologon part en voiture, en tracteur, avec des lunettes et des foulards. Shologon voit le feu, unité des temps de Paradis(e), ses têtes sournoises, le nomme « Dragon ». Shologon a le courage de le voir avancer, de le regarder dormir, et même de l’encercler. Shologon connait le temps des saisons, l’échelle des vies. Shologon alors attend la pluie.

La caméra, qui est l’œil par lequel nous vivons cela depuis nos salles noires de quelques cinémas de Paris, sait aussi. Sait qu’elle est à Shologon comme elle sera à Paris, qu’elle travaille entre pour qu’un avec soit possible ; pour que Shologon compte à Paris, que Paris existe à Shologon. Elle est une fois nommée, située. Le reste du corps du film, qui est le montage, le son, les crédits et les mots, fait preuve de la même délicatesse, du même sérieux. S’ouvre et se ferme en quelques mots blancs sur fond noir pour situer, sobrement, la scène présentée. Laisse la situation s’installer et les gens être plutôt que se présenter. Tu arrives et tu dors dans le gymnase, envoyé par une administration, habitant du village, secrétaire, maire – à l’écran comme dans la vie. Et comme dans la vie, se conjuguent les espaces, le feu immense, les arbres qu’il faut sacrifier pour en sauver, la futilité d’une année qui n’empêchera pas la suivante. Comme dans la vie j'ai peur, il a peur, elle aussi, nous tous sommes terrorisés pour Shologon comme nous le sommes pour ici, comme nous ne parvenons jamais à l'exprimer. Très beckettien, le film se confronte à son impuissance, à l'échec, sans humour ni désespoir, avec une mesure qui force le respect, avec une mesure qui respecte le spectateur et tous les sujets. 



dimanche 30 janvier 2022

Municipale @ Mk2 Beaubourg

 Pourquoi les gens qui s'aiment

"Puisque j’ai parlé d’un détour par la caméra, celle-ci apparaît comme un lieu, ce qui est déjà tout autre chose que de n’être que cette boîte d’où vont se projeter les malices d’un camerlingue dont le dernier des soucis est de modifier le monde ou lui-même dans quelque sens que ce soit, camerlingue ou camériste, le prince sera bien servi, qu’il soit pape ou tyran ou pouvoir, tout simplement."

Camérer, Fernand Deligny, 1977

Traverser le désert. Ce qu'on attend du fils (qu'on ne veut pas laisser aller, qu'on incorpore), du géographe, des deux enfants, du Petit Prince et de Doc, le fil narratif de Kramer, celui avec lequel descendre la Route One est pour toujours voyage au présent, une élégie pour maintenant. Municipale vient après La Cravate interroger ce qui fait politique, démocratie, parole publique, scrutin, élection, mobilisation, débat, engagement, Grand Récit, dans une France qui n'est pas Paris, qui n'est d'ailleurs pas la France mais le prisme des Ardennes, qui est brumeuse, aimée. La France, dans ce film, serait autre chose: un panoptique avec la capitale pour tour, oeil du Mordor, nerf de la guerre, un horizon lointain. Un fantasme qui, à mesure que la bouche de son autre s'ouvre, s'efface, humiliée par ces 27% de pauvres réels, par ces tours "pieds noirs" réelles, par le "Terminus" si réel, par le football et la bière, par les cerises jaunes et rouges. Un fantasme qui est pourtant l'origine du regard à chaque fois porté sur les scènes que l'on voit, dans quelques salles (de Paris), et qui tient probablement une place centrale dans la question de la désertion des espaces mis par le film en mouvement.

Municipale est un film, avec un acteur. Il le dit "moi je suis comédien", "sous contrat", "si je suis, élu je disparais". Ce qu'il dit, le spectateur y croit, est avec lui, le voit, marionnette engagée par des (jeunes) cinéastes, à l'écran avec des comédiens qui ne disent rien et des gens qui parlent, pour l'exposer à l'instant d'élections et, ce faisant, exposer les élections, leur dispositif. Comédien, il est seul, ce qu'il n'avait pas compris il nous dit, devoir engager les autres à rester après lui, à jouer. Le dispositif, on le craint, les locaux le craignent, risque à tout moment tomber dans la cruauté du vivarium. 

Que le film s'écrive avec le réel entre les gilets jaunes et l'entrée en pandémie, cela tient du miracle. Pour autant, résumer le film à ce temps reviendrait à nier sa puissance. Encadré par ces bornes temporelles fortuites, le film est tourné dans un ancien bar-tabac devenu local de campagne, un lieu pour tous, la maison de Laurent Papot, comédien, candidat aux élections municipales de 2020 à Revin. Scène de la parole publique écoutée, animée, parfois volée par Lolo. Mais Laurent, comédien, candidat, est un homme et c'est la tension entre ces différents pôles qui, structurée par un script et un montage, font de l'expérience cinématographique un succès. Parce que personne n'est jamais dupe de la finalité matérielle, chacun peut s'en emparer, se l'approprier ou l'oublier un instant. Parce que jamais le désespoir ne l'emporte sur la fête, le spectateur anonyme, voyeur, peut se laisser aller à croire et à aimer. Parce que Laurent, entre deux âges, entre deux eaux, le cul entre toutes ses chaises, est d'une grâce incomparable. On lui dit, qu'il est sentimental, pas assez incisif, utopiste, et, hormis un tenancier de cave à vin à la franchise rance, toutes les critiques viennent de regards dont la caméra saisit le désarroi, grassement lové dans les plis de leurs bouches. D'où la place centrale des victuailles: on mange des cacahuètes, on boit des bières lumière d'ambre; d'où la force des corps glissant dans la boue du terrain municipal, se joignant dans l'étreinte virile, s'alignant en farandoles rouillées, timides et pleines de charme. On prend des forces à être ensemble, on se nourrit les uns des autres, on profite à balle de ce qui va nous être retiré. Les proto-discours de Macron, tels qu'ils ont été visionnés par l'équipe de tournage, nous sont partiellement restitués, bribes de guerre, de minorations, de grandiloquence jupitérienne. Personne ne pleure, personne ne rit, le film invite à faire silence ensemble: un choeur prend forme.

Dans un temps hostile où la vanité des mobilisations donne lieu à tous les gestes cyniques (type Anne Imhof au Palais de Tokyo), où la question centrale semble être ce viol fait à chacun des corps potentiels vecteurs d'un virus mutable à l'infini, où la pensée s'écrase sous les affects, Municipale est un baume. Le pari: prendre la scène du débat démocratique, y insuffler l'acte pour remplacer la foi (ou la ressusciter par transsubstantiation), dépasser les limites. En effet, si le spectateur peut s'amuser à chercher un fil pour démêler le vrai du faux, c'est que le dispositif du film appuie sur le hors champs ou, plutôt, sur le degré zéro de ce qui le fait: camérer (Deligny avait tout dit). Surtout, et d'une manière absolument clémente, voici enfin la dissolution des frontières: high et low brow sont comme ridiculisés par les intelligences de chacun·e·s, les catégories s'explosent (à moins de se contenter de la pauvre appellation docu-fiction) pour n'autoriser qu'une exigence, celle de la justesse (qui n'est ni sincérité ni perfection). Quant à la chaise vide, aux comédiens, ils l'étaient tous, au maire qui disparait, rien n'est perdu puisqu'il n'était pas, tandis que l'effervescence, elle.

Restera la joie.


dimanche 16 janvier 2022

Les Imprudents @ La Colline

 Il y a autant de différence... 

D'abord insupportable comme la gale de voir l'autre se saisir d'elle, gestes et voix, la résumer. D'ailleurs l'autre insupportable sans raison d'être là sur la scène à nous montrer ses atermoiements de bourgeois·e·s saisissant à peine, et sans en mesurer le poids, des mots formulés autrefois. A moins que peut-être la petite voix intérieure, Marguerite Duras ou schizophrénie, ne se supporte pas exhibée, pas partagée autrement que dans les petits plis de chacun·e. Toujours est-il qu'à la chorale, ils ont préféré la cacophonie, qu'au lisse, ils ont préféré le conflit, singeant une violence fantasmée, étant devant nous une chose qui se regarde faire, mettant en nous toute la cruauté de la mère et du frère, du temps présent, nous renvoyant à notre lâcheté d'ombres, à notre connaissance, toujours imparfaite, des paroles tenues par le héros Marguerite, à la relation qu'on entretient à ce passé, quand on l'a rencontrée. 

Insupportable Pythie, femme transie de désir, mélomane, musicienne, cinéaste, passion. Passion. Et les corps des acteurs sur la scène d'être jamais Duras, jamais Depardieu, parfois Akerman, entre Madeleine Renault et Bulle Ogier, parlant du Camion sans le dire. Etant d'ailleurs des gens, comme nous traversés par des mots qui tombent de leurs bouche plus qu'ils ne les nourissent. 

Jusqu'à ce que, Isabelle et son chien aillent à Neauphle avec nous. Jusqu'à ce qu'elle soit là. Qu'elle nous parle, par Isabelle et Margo, le setter lemon, depuis les limbes qui sont ce temps que l'on refuse de quitter. Jusqu'à ce que le voyage d'Isabelle nous montre notre déni du temps, nécessairement passé, où elle a été, et qu'il nous faut laisser.

 



vendredi 25 septembre 2020

aux éclats @ théatre de la Bastille

 Glaise

Fassbinder rencontre Stévenin rencontre Beckett rencontre Kafka rencontre les valseuses rencontre Bergson rencontre la peur rencontre le drame rencontre la barbichette rencontre l'éclat

Théâtre d'ennui, le théâtre est d'ennui, le théâtre il a dit, il le dit, être femme, pauvre, injustement lacéré, émigré, polonais, enculé. Là pas, jamais. Là non, autre. Là joue. Théâtre joue. Et cela tombe sur scène, malléable, du ciel. Bruit de chute, plein. Des corps dont on se demande s'ils s'aiment, autre encore. Là des corps qu'on enlace, qu'on veut serrer, qu'on sent. Là et vivants. Et la langue, la lalangue: ah oui l'allemand, l'anglais, le babil. Oui. Et la musique, cinéma. On était au cinéma, on a vu ça. Ils s'habillaient comme Derrick autrefois quand la télé allumée partout dans le salon allumée tout le temps, c'est pas ça. Rideau, plateau et plante en pot. C'est l'épreuve, nous cheminons. On l'a vu souffrir sur scène, on a tous ensemble vu monter, c'est monté. Ils étaient ça et puis ça. A un moment c'est plutôt lui

L'âge d'homme

Dire ce n'est pas un théâtre bête. Dire. Il n'est pas là pour prouver. Rire. Sentir corps et mains sortir de, jusqu'agir, entendre des sons monter en bouche, sentir très fine la peau qui nous sépare, nous en fauteuils, de ces trois eux parfois aussi en fauteuils. 

Au début loin, peur, ils étaient forts et la peur, ils regardaient grossier, fil grossier, masque grossier et mots tous grossiers. C'était pas bon, proche, sentir la peau, voir la main manipuler trop le drap, trop la peau noire du velours, faire du chiqué. Alors après c'est facile de dire ouh là ces corps là ces homme là leur âge et leur taille et leur voix et leur présence tout ça moi j'ai peur moi je juge moi je vois jusqu'à ce que, et ce n'est pas un respect pour l'épreuve, ce n'est pas seulement le plaisir de voir l'autre exposé, c'est le plaisir de recevoir. Un glissement: à un moment, un cadeau nous est donné, qui ressemble à un voyage dans le temps intérieur. Tout à coup je suis avec moi, c'est là que j'ai envie d'aller avec eux, puisqu'ils sont moi, qu'on est ensemble. Nous sommes, et ils sont, juste là. Touchants, délicats. Je pourrais presque m'aimer moi d'être si là, si heureuse enfin avec eux. C'est assez miraculeux.




lundi 29 juin 2020

Kongo @ 3 Luxembourg

il sera spirituel

C'est directement avec l'apôtre, avec les sirènes, le sang que l'on boit. C'est la pluie sans fin, les routes cabossées, le maillot de foot, les couleurs. C'est le marché. C'est la peau et le nez, une langue presque même. C'est ce que lui voit, que mes yeux ne savent pas. C'est traduire l'image pour l'image, le mot pour le mot, le geste. C'est la course, c'est joué. Ce sont des traits parfois la nuit sur un papier épais, ce sont des traits encore de jour dans un cahier d'écolier. Ce sont des paroles de lui ou d'elle, une voix qui ne change pas, qui occupe l'espace, qui n'a pas peur de parler. C'est la maman assoiffée à qui l'on donne de la bière, c'est toute l'histoire de Primus. C'est on pourrait te raconter mais quoi et pourquoi, c'est on pourrait se plaindre mais de quoi et pourquoi. C'est qu'on est toujours lésés, toujours effrayés, toujours vulnérables et souverains. C'est d'y être plongé, d'être avec, d'être dans. C'est de voir pour le croire, de croire sans voir, c'est savoir. C'est quand filmer c'est panser, quand il y a un pacte, quand on regarde, quand on entend. Qu'est-ce qu'on pourrait bien voir ou savoir de ce monde d'avant, ce sont les ancêtres dans la terre, ce sont les droits de chacun, un maillage. C'est l'injustice terrible, la foudre, le jugement, c'est une mère qui pleure, un 0033.   

C'est une fable, c'est intime, complètement autre, et c'est le monde. C'est géant, ce sont des tenues, des vêtements, des symboles mélangés et c'est le maillet d'hommes de peau noire sur la pierre, de machines rapides sur la pierre, de chinois. C'est le monde. Les restes du monde. Le reste du monde. C'est pourquoi ces enfants-là, pourquoi cette nuit-là, pourquoi cet éclair-là. C'est après Jean Rouch et c'est aujourd'hui. L'image est évidemment aujourd'hui. Elle dit tout, elle dit qu'elle accompagne et qu'elle joue, elle dit qu'elle interroge et qu'elle montre, elle dit qu'elle aime et qu'elle touche, qu'elle se laisse toucher. C'est être ensemble et s'entendre, c'est vivant, c'est sauver, c'est présent. C'est en bouteille mais on les vide ou on les jette, c'est sans expliquer. C'est pas le sorcier, pas le mal, c'est jamais vouloir le mal, c'est ne pas céder au mal. C'est plongé. C'est une caresse et c'est vrai, c'est étranger et vrai, ce n'est pas exotique, ce n'est pas loin. C'est politique, c'est l'Odyssée et c'est le diable. C'est tout ce qu'on pourrait soigner. 

Un petit chat, des bougies, une fourmi, les remous du fleuve, la jambe d'un homme, la transe des femmes, la mort du prophète, le quotidien.


mardi 18 février 2020

DANSES MACABRES, SQUELETTES ET AUTRES FANTAISIES @ L'Archipel

Un été, Jean-Louis Schefer, qui considère la séparation horizontale entre le ciel et la terre avec le même étonnement que face à Moïse écartant la mer rouge, se retrouve filmé. Plutôt: un été au Portugal, Pierre Léon, cinéaste, se présente comme réceptacle de la pensé de Schefer face à l'objectif de Rita Azevedo Gomes. Ce même été, Jean-Louis, qui a les mains de mon père et le regard de sa mère, dit au sujet des gravures de la vallée du Côa, des choses qui sont justes comme: l'entremêlement fait sens, comme: profond dans la roche, comme: rite, comme: figure, comme: simple, comme: désir, comme: ce con d'Herzog. Schefer ne se fie pas au rêve: il regarde. Bosch nous présente des ponts, la tentation de Saint Antoine se dessine à la fin d'un siècle de crise profonde de l'Eglise, de peste, de violence. Elle est postérieure à la plupart des danses macabres dont il est assez évident qu'elles n'ont de danse que le nom, qu'elles se passent dans le désert, que s'y joue la limite, qu'y commence l'histoire quand elle s'écrit, qu'elles adressent le schisme de 1054, qu'il n'est écrit nulle part dans les textes sacrés que l'image est à vénérer et, à l'époque, personne pour déchiffrer le grec, c'est la culture latine qui domine. Jean-Louis Schefer dit des choses plus précises et plus fines, revient sur ressembler-remplacer, remonte au sacrifice et au mythe, admet que le sang de buffles a peut-être coulé, que la musique console comme rien, que l'image garde les affects. Il n'entend pas, ne dialogue pas: pense. Quelque chose d'inhumain dans la machine ramassée sur elle-même, concentrée sur le chemin (et non le plan) qui se trace, qui est à trouver, entre l'inconfortable étincelle de l'idée et l'horizon.

Trois personnes et puis plus, c'est indécis, un film qui s'admet monté, s'exhibe même dans l'écriture qui rejoue et rend compte d'un réel qui ne l'est pas tout à fait, qui ne l'a pas été, qui a pourtant capté quelque chose des musées, quelque chose des repas, quelque chose encore des pas d'hommes et de femmes que l'on sent très fragiles et dont on se demande s'ils ne sont pas des monuments tant ils contiennent d'efforts à penser le temps. De la bouche sort comme une somme de ce que l'humain ferait, des réponses à ce qu'il est, des peurs aux racines fines. De la même bouche est énoncée, hors champ, la seule vérité quant à l'art préhistorique: c'est-à-dire que son essence est d'être toujours contemporain à l'oeil qui le rencontre. De cette bouche alors, autour de cette bouche, commence un culte et qui n'est pourtant rien que le miroir, la conscience très nette d'une majesté d'être humain.

C'est un film qui ressemble à un film de vacances avec un vieux qui radote et qui coupe la parole, qui regarde la caméra, qui croise les jambes, qui fume perpétuellement et qui réclame du vin. C'est un film de malaise, presque maladroit. C'est un film qui accueille et qui répare, presque un film espoir.


mercredi 3 avril 2019

Thomas SCHUTTE @ Monnaie de Paris

chips, acier, face

Il pense l'espace en volume, habité, matières et corps confrontés. La main malaxe la chair, le bras dessine dans l'air. On vit. Les expressions de visages, les mâchoires refermées post-mortem, la rigueur des méthodes, l'angoisse des petites histoires anodines dont les angles morts colonisent nos têtes. La statue présente un arrêt sur image et le temps, elle se confronte au regardant, fabrique la transe vertige. La statue happe, interpelle. C'est un morceau de vie répliquée, fabriquée, posée sur un bâton, transmuée en verre, en pâte à modeler. Ce sont les doigts qui voient ce que l'oeil subit. Rien n'est acquis.

Thomas Schutte apprit d'un peintre que l'on reconnaît très bien puis s'en détacha : ce que l'on raconterait pour le sens et le temps sauf que c'est impossible, que tout est dans un déjà-là attendant depuis longtemps de se manifester, de trouver place dans le monde qu'investit l'artiste. Se répondant, dans une langue nouvelle et sans l'autorité d'une grammaire, les visages pleins d'expressions, les façades vitrées, les angles des maisons : question de générosité. Il n'y a pas de frontière parce qu'il n'y a pas de limite parce que tout exprime un être là. Pièce en trois actes, lumineuse et parlante au centre : il y a une conscience qui sait, qui veut, qui inscrit une réaction au temps, qui nous invite à penser.

Thomas Schutte et l'échelle, Thomas Schutte et le dessin, partout le corps et le temps, partout le rythme. S'il y a question, elle s'adresse au dessin. S'il y a fonction, elle est ouverte: on nous demande de voir, de rire, de nous émerveiller. Oui, un chips et une boîte d'allumettes, absolument, la preuve en forme d'hommage. Et les narines de fumer, l'acier de s'oxyder, le verre de lentement couler.


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